L'enquête du ministère qui ne fait pas de vagues

La DEPP, organe statistique du Ministère de l'éducation, vient de publier à la toute fin 2019 « la première enquête de climat scolaire auprès des personnels du second degré de l'Éducation nationale »1. Une enquête très intructive.

À l’évidence, cette enquête, menée au printemps 2019, a été commandée par le ministère, pris de court et sur la défensive après le phénomène « Pas de vagues » à l'automne 20182. Le phénomène n’est néanmoins évoqué nulle part dans la note et rien ne motive explicitement cette « première enquête ».

Une enquête très générale

Comme son nom l’indique, le mouvement « pas de vagues » a dénoncé non pas les incidents dont les enseignants peuvent être victimes mais très spécifiquement le manque de soutien hiérarchique à l’occasion de ces incidents.

Or, l’enquête, portant sur la victimation, le climat scolaire et les conditions de travail en général, ne comporte qu’une ou deux questions à ce sujet3. Il faut d’ailleurs noter que l'enquête inclut les personnels non-enseignants : inversement, elle ignore totalement le premier degré, pourtant concerné par le manque de soutien hiérarchique, comme en témoigne l'émouvante lettre de Christine Renon en 2019.

Le manque de soutien hiérarchique concerne évidemment en premier lieu les établissements les plus difficiles, notamment en éducation prioritaire. Or la note en elle-même, si elle distingue les enseignants en éducation prioritaire, ne renseigne que très partiellement à leur sujet : les données publiées séparément sont pourtant édifiantes4.

Les données du privé, peu concerné par l'éducation prioritaire, sont en revanche parfaitement renseignées. Nous verrons que cette inclusion des personnels non enseignants ou de l’enseignement privé n'est pas sans intérêt.

Une présentation positive

Certains points du questionnaire laissent perplexe du fait de leur ambiguïté : que faut-il comprendre quand on demande si les élèves « apprennent bien dans l’établissement » : il ne peut s’agir de leurs progrès scolaires (lesquels ne relèvent ni du climat ni des conditions de travail). S’agit-il de leur envie d’apprendre ou de leurs conditions de travail favorables ? La réponse ne peut pas être la même. De même, la satisfaction des enseignants à enseigner (« satisfait de votre travail », « faire des choses qui plaisent au sein du travail ») peut concerner la situation de l'enseignant... ou sa vocation plus générale à enseigner : les réponses très positives contrastent d'ailleurs avec les réponses qui le sont nettement moins quant au sentiment d’utilité (seulement 68% dans le public).

Peu importe, les conclusions de la note se veulent rassurantes, comme en témoignent le titre ou les intertitres de la note5, ainsi que son résumé sur le site du ministère :

Au cours du printemps 2019, les personnels du second degré de l’Éducation nationale (MENJ) ont répondu à une enquête de climat scolaire. Globalement, ils ont une perception positive du climat scolaire au sein de leur établissement. Dans leur très grande majorité, ils jugent leurs relations, avec les membres de la communauté éducative, bonnes ou très bonnes. Les hommes et les femmes ont une vision assez similaire du climat scolaire.

Neuf personnels sur dix affirment effectuer des tâches qui leur plaisent. Cependant, six personnels sur dix disent ne pas avoir assez de temps pour bien les effectuer. Le sentiment de reconnaissance de la part de la hiérarchie est éprouvé par les trois quarts des personnels.

Les enseignants du secteur public jugent le climat et les conditions de travail moins positivement que les autres personnels du secteur public. En éducation prioritaire et dans les lycées professionnels, le climat scolaire est certes jugé moins bon pour certaines dimensions, mais les conditions de travail décrites y sont plutôt favorables. Parmi les incidents graves auxquels sont confrontés les personnels, on trouve les contestations ou refus d’enseignement (35%, mais cela est très rarement en lien avec les convictions personnelles des élèves), les moqueries ou insultes (24%) et les menaces (12%).

Sur le dernier point de cette synthèse (12% des enseignants confrontés à des menaces au cours de l'année 2018-19, 24% à des moqueries ou insultes ou 35% à des contestations ou refus d'enseignement quelle qu'en soit la raison...), de tels chiffres peinent à convaincre que les conditions de travail sont « plutôt favorables ». Encore ne s'agit-il que de chiffres très globaux : le détail est plus inquiétant encore, comme nous allons le voir.

Un angle mort : l’écart saisissant entre privé et public

Il est d'abord un écart que la note ne formule jamais, son principal enseignement pourtant : le climat scolaire et les conditions de travail, dans toutes les réponses sans exception, sont systématiquement moins bons dans le public que dans le privé. La note, elle, se contente d’opposer les enseignants du public… aux seuls personnels non enseignants.

Pire : la moyenne présentée dans la synthèse (« globalement »), incluant les enseignants du privé et les personnels non enseignants, permet de minorer certains constats pourtant criants dans le public. Ainsi, si 77% des enseignants du privé estiment estiment que « les élèves apprennent bien dans l'établissement », c’est le cas pour seulement 52% des enseignants du public… et 25% en éducation prioritaire.

Mais, heureusement, l’avis sur l’enseignement... des personnels non enseignants est beaucoup plus positif (77%) !

Un tel constat est pourtant fait par les parents d’élèves, se tournant de plus en plus vers le privé, ce dont on ne peut que se désoler.

Des chiffres alarmants… sous le tapis

La note ne commente pas certains chiffres alarmants relatifs au climat scolaire ou aux conditions de travail en classe, qui confirment d’ailleurs les chiffres recueillis par l’enquête PISA auprès des élèves6.

Ainsi 89% des enseignants du privé se sentent « satisfaits du climat scolaire dans l'établissement » mais 67% seulement des enseignants du public et 54% en éducation prioritaire. 81% des enseignants du privé estiment que « les règles de vie collectives sont bien appliquées », mais seulement 62% des enseignants du public et même 54% en éducation prioritaire. 76% des enseignants du privé estiment que « il n'y a pas du tout ou pas beaucoup de violence dans l'établissement » mais seulement 41% des enseignants du public et... 17% en éducation prioritaire.

75% des enseignants du public seulement ne ressentent « pas du tout ou pas beaucoup d'appréhension avant d'aller au travail » : on peut même noter que tous les enseignants ne se sentent pas en sécurité à l’intérieur même de leur établissement (86% en éducation prioritaire), ce qui est assez alarmant s’agissant d’adultes !

Sur la question soulevée spécifiquement par le phénomène « Pas de vagues », 83% des enseignants du public estiment être « considérés par la hiérarchie directe » (seulement 74% en éducation prioritaire) et surtout 64% des enseignants du public, hors éducation prioritaire ou dans l’enseignement prioritaire, estiment « avoir un soutien satisfaisant dans les situations difficiles ».

Et enfin, pour revenir sur la synthèse positive de la note, les « situations difficiles » elles-mêmes sont beaucoup plus nombreuses dans le public :

- 47% des enseignants du public (53% en éducation prioritaire) confrontés à des contestations ou refus d'enseignement (25% du privé)

- 29% (40% en éducation prioritaire) à des moqueries ou insultes (13% du privé)

- 13% (21% en éducation prioritaire) à des menaces au cours de l'année 2018-19 (8% du privé)

- 3,5% (7,1% en éducation prioritaire) bousculés intentionnellement ou/et frappés (1% du privé)

- 0,1% (0,4% en éducation prioritaire) menacés avec arme

- 0,1% (0,2% en éducation prioritaire) frappé(e) et/ou blessé(e) avec une arme...

La vidéo de la professeur menacée par une arme en classe, à l'origine du phénomène « Pas de vagues », n'est donc un cas isolé que par sa diffusion publique. C’est un demi-millier d’enseignants du secondaire public qui ont été menacés avec arme et plus de quatorze mille enseignants du secondaire public qui ont été bousculés intentionnellement ou frappés en 2018-19.

Pas de vagues !

Il n’est évidemment pas très étonnant qu’une étude du ministère confirme les thèses du ministre : finalement, tout va pour le mieux dans l'Éducation nationale. Mais, comme souvent, les documents de la DEPP permettent (pour qui s’y intéresse de près) d’accéder à une certaine réalité de l’école, et notamment de l’école publique, beaucoup plus inquiétante.

Car oui, il y a bien un problème dans « l’école de la confiance » quand les difficultés du public sont à ce point exacerbées vis à vis de celles du privé, et quand seulement deux tiers des enseignants du public se sentent soutenus par leur hiérarchie en cas d’incident. Ce problème est facile à identifier : il n'est pas celui du recrutement des enseignants, comme on peut souvent l'entendre, mais celui du recrutement de chefs d'établissement capables non pas d'exercer leur autorité contre les enseignants mais pour les soutenir, et ce dans l'intérêt de tous les élèves.

Malheureusement, cette perspective s'éloigne un peu plus à chaque réforme et se dessine pour l’école publique un morne horizon, avec ce chiffre glaçant : 38% des enseignants du public seulement se sentent « capables d'exercer le même métier jusqu'à la retraite » (58% des enseignants du privé).

Mais n'est-ce pas une bénédiction, dans une école où le contrat temporaire remplacerait le statut et où les enseignants feraient moins de vagues ?

@loysbonod


Notes

[1] Note d'information de la DEPP n°19.53 - décembre 2019 : « Résultats de la première enquête de climat scolaire auprès des personnels du second degré de l'Éducation nationale  ». Une partie de l'enquête ne porte pas sur climat scolaire à proprement parler, mais sur les conditions de travail.

[2] À l'origine de « Pas de vagues », une professeur menacée en classée dans un lycée professionnel de Créteil : "Créteil : il braque sa prof en classe pour qu’elle le note «présent»" dans « Le Parisien » du 20 octobre 2018. La parole s'est alors libérée s'est sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter. De très nombreux articles ont commenté ce phénomène, parmi lesquels on peut citer :

« Le Monde » du 26 octobre 2018 : « Face aux violences scolaires, les enseignants se sentent isolés »

« Libération » du 26 octobre 2018 : « Le malaise enseignant mis à nu »

[3] 75% des enseignants du public se sentent « tout à fait ou plutôt considérés par la hiérarchie directe » (81% du privé) et 64% estiment « avoir un soutien satisfaisant dans les situations difficiles ».

[4] Les données de l’ensemble de l’enquête sont accessibles séparément .

[5] Des intertitres neutres (« Des différences de perception liées à l’expérience et au type d’établissement », « La perception du climat scolaire et des conditions de travail dépend du métier exercé ») ou positifs (« Un climat scolaire jugé globalement positif », « Neuf personnels sur dix déclarent effectuer des tâches qui leur plaisent »)...

[6] Voir notre billet de 2014 : « Petite climatologie scolaire »