Contre-analyse d’un bien curieux sondage

Homo numericus (Inria)

Quand le panel choisi et les questions posées posent quelques petits problèmes de partialité.

Vive la modernité : les révolutions anthropologiques se font désormais par sondage !

L’INRIA (institut national de la recherche en informatique et en automatique) vient en effet de publier l’édition 2014 de son baromètre sur l’évolution des pratiques numériques des Français1, largement reprise dans les médias2. Principale conclusion : nous entrons (enfin) dans l'ère de l’Homo numericus.

Pour l’INRIA — pardon, il faut dire INRIA —, adepte revendiqué de Spiderman, les Français ont « des super-pouvoirs » « qu'il faut apprendre à maîtriser et qui impliquent de nouvelles responsabilités. » Dans la même veine on demande très sérieusement aux Français s’ils croient que la technologie permettra de prédire les catastrophes naturelles, de se téléporter, de communiquer par télépathie. L’enthousiasme de l'INRIA à l'égard des nouvelles technologies — sa raison d'être, à vrai dire — est communicatif :

Aujourd’hui, les technologies numériques rendent les transports plus autonomes et plus sûrs, les maisons plus intelligentes, l’agriculture plus respectueuse de l’environnement... Elles sont à l’origine de nouveaux services, transforment en profondeur nos modes de vie et enrichissent notre quotidien. »

Mais le plus intéressant est à venir : les données brutes du sondage sont en effet téléchargeables3 et — à bien y regarder — très instructives.

Des « Français »… bien particuliers.

Quelles sont les personnes interrogées  ? Selon l’étude, « un échantillon de 1145 individus âgés de 14 ans et plus. La représentativité de l’échantillon est assurée par la méthode des quotas ».

On peut évidemment s’étonner que des adolescents de 14 ans soient interrogés sur leurs opinions économiques, comme par exemple sur la compétitivité de la France dans le domaine numérique. Mais il y a plus étonnant : plus de la moitié des personnes interrogées (610 personnes) avaient… moins de 35 ans  ! Un tiers (369 personnes) avaient même moins de 24 ans et un cinquième (229 personnes) avaient entre 14 et 17 ans. Pas de doute : c’est une France résolument jeune que cette France numérique ! A l’INRIA on n’est pas « inventeurs du monde numérique » (sic) pour rien !

De fait aucune des personnes interrogées n’avait plus de 65 ans. Presque un quart d’un échantillon représentatif des Français de plus de 14 ans est ainsi ignoré4, ce qui n’empêche pas l’INRIA de dresser le profil type des « déconnectés » : « des personnes de 65 ans et plus ».

Un sondage bien particulier

Dans ces conditions la fiabilité du baromètre de l’INRIA sur les pratiques numériques des Français semble quelque peu compromise.

A ce petit problème méthodologique s’en ajoutent d'autres encore : à des adolescents de 14 à 17 ans sont ainsi posées des questions fort déconcertantes (profession, revenus, niveau d’études etc.) et obtenant par conséquent des réponses assez cocasses5.

Des questions orientées

Mais ce sont surtout les questions liées aux pratiques numériques parentales qui laissent perplexes lorsqu’elles sont posées à des adolescents ou à de tout jeunes adultes :

Et en tant que parent, seriez-vous favorable à ce que vos enfants suivent une partie de leurs cours sur Internet ? En tant que parent, vous sentez-vous à l’aise pour accompagner vos enfants dans leurs usages des technologies du numérique ? En tant que parent, vous sentez-vous à l’aise pour accompagner vos enfants dans leurs usages des technologies du numérique ? Etc.

Ainsi, pour l’INRIA, 61 % des parents « sont à l’aise pour accompagner leurs enfants dans leurs usages des technologies numériques. » Mais en réalité, si l’on tient compte de l’âge des personnes interrogées, 64% des 14-24 ans se sentent à l’aise pour « accompagner leurs enfants » (un quart n’a pas su répondre…) contre seulement 21,5% des 35-64 ans, pourtant plus susceptibles d’être parents.

D’autres biais sont plus subtils. On demande ainsi aux personnes interrogées si « le numérique à l’école, parmi les outils d’enseignement, a un impact positif sur l’enseignement ». A vrai dire qui pourrait bien s’opposer à ce qui est présenté comme « outil d’enseignement » parmi d’autres  ? Un outil ne se définit-il pas par son utilité  ?

On ne précise évidemment pas si cet « outil » doit être entre les mains de l’enseignant ou de l’élève, s’il doit être utilisé en classe ou à la maison, toutes choses qui sont bien différentes : la réalité des usages numériques est malheureusement bien souvent peu pédagogique, voire anti-pédagogique.

De la même façon demander si « avoir un usage averti d’Internet » peut-être utile à intégrer dans l’enseignement expose à une réponse quelque peu convenue.

On demande enfin à quels niveaux scolaires la toute nouvelle spécialité ISN (informatique et sciences du numérique), projet porté par l’INRIA6, devrait être avancée, sans interroger sur sa pertinence. Il est d’ailleurs assez amusant de voir que presque un quart des personnes interrogées acceptent que cette spécialité de Terminale scientifique, étudiant la définition récursive des fonctions, la portée des variables et le passage d’arguments, soit enseignée… dès le primaire  !

Vers une merveilleuse école numérique

Bien entendu l’INRIA n’a aucune compétence particulière s’agissant de l’école mais peu importe, sa compétence technologique suffit :

Le monde est devenu numérique ! Toutes les activités humaines, économiques, scientifiques ou industrielles présentent aujourd’hui des enjeux liés, de manière plus ou moins importante, aux progrès scientifiques et technologiques des champs informatiques et mathématiques des sciences du numérique.7

Ces activités humaines incluent bien entendu l’éducation8 : c’est ainsi que l’INRIA promeut, sur le blog Inriality, la « gamification » et les « jeux vidéo éducatifs contre l’échec scolaire », le mobile à l’école, la classe inversée, le « phénomène mooc » et d'autres innovations techno-pédagogiques9. On comprend également mieux pourquoi, dans le baromètre 2014, ont été intégrées deux nouvelles thématiques curieusement ignorées il a trois ans : « l’éducation au numérique & le numérique dans l’éducation ».

La méthode scientifique de l'Institut national de la recherche en informatique pour évaluer si l’enseignement a un « impact positif dans l’enseignement »  ? Un simple sondage. Et qui plus est, non pas auprès des pédagogues (à quoi bon consulter des professionnels de l'enseignement ?), mais auprès des élèves et de leurs parents, avec si possible des questions orientées. Pour l’INRIA, pas de doute : nous sommes entrés dans « l’école des super héros numériques »[10]. Et quand s’élèvent quelques doutes sur les lendemains numériques qui chantent, l’INRIA en conclut immanquablement à la nécessité... d’une éducation numérique !

On le voit : cet institut « de recherche » est moins actif pour étudier les conséquences des nouvelles technologies sur l’enseignement que pour les promouvoir. Mieux : il faut que le numérique, au sens le plus vague possible, ne soit pas seulement un outil pour apprendre, mais devienne lui-même une matière à apprendre, et ce dès le plus jeune âge.

Michel Serres, notre champion national du numérisme, a d'ailleurs accordé son patronage à l’INRIA11 et célèbre avec lyrisme les nouvelles humanités numériques.

Je persiste cependant : l’avenir politique de nos collectivités est une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains et aux réflexions des hommes et des sciences politiques ; et leur destin humain et social est une chose trop sérieuse pour que nous la laissions dépendre des sciences sociales ou humaines actuelles.

Pour l’INRIA le numérique offre l’opportunité de modéliser le vivant sous forme de données numériques, ce qui permettra à coup sûr de personnaliser l’enseignement pour en décupler les possibilités. Or l’INRIA est précisément chargé d’héberger les masses de données de la plateforme FUN qui centralise les moocs français12. L’INRIA a d’ailleurs conclu un partenariat avec un grand groupe technologique que toutes ces données intéressent vivement :

Google, grâce à ce partenariat, souhaite faire de la France l’un des fers de lance des technologies d’avenir qui seront ensuite déployées à l’international. Dans ce contexte, INRIA apportera son expertise dans les sciences du numérique et soutiendra les efforts effectués par Google, pour une intégration forte dans l’écosystème de recherche français » déclare Michel Benard, Responsable des relations universitaires chez Google13.

Mais l’INRIA a conclu d’autres partenariats avec des groupes technologiques intéressés par l’école numérique, comme CapDigital ou Microsoft par exemple, pour ouvrir un « centre de recherche » commun. « Comment développer les synergies entre les différents acteurs de l’éducation au numérique  ? (public-associatif-privé) », voilà l’une des questions essentielles abordées dans un prochain « atelier de production »14.

Il ne semble pas que soit en revanche prévu un atelier sur les opportunités commerciales d'ores et déjà exploitées sans scrupule par certains de ces grands groupes très investis dans l'éducation15.

Des jeunes générations plus lucides

Il est pourtant possible, en observant bien ces données, de tirer de ce sondage quelques enseignements encourageants, malencontreusement oubliés par l’INRIA.

Par exemple, à la question « En tant que parent, seriez-vous favorable à ce que vos enfants suivent une partie de leurs cours sur Internet ? », les 14-24 ans répondent beaucoup plus négativement (44%) que les 35-64 ans (28,8%).

De même les 14-24 ans se reconnaissent dépendants du numérique à 52,6% (contre 19,6% pour les 35-64 ans) et considèrent que le développement des technologies numériques a des conséquences négatives sur la capacité à se concentrer à 55% (contre 37,4% pour les 35-64 ans).

Plus problématique pour l’INRIA : les jeunes de 14-24 ans sont plus nombreux à penser qu’il n’est pas « utile de savoir coder les logiciels » (46,9% contre 41,7%), ce qui contredit quelque peu la volonté d’étendre la spécialité ISN. Mais l’INRIA ne se laisse pas décourager et continue d'affirmer sans ciller : « Les Français plébiscitent un enseignement du numérique à la fois concret pour le quotidien, mais aussi au niveau fondamental. »

Et quand on demande aux plus jeunes s’ils pensent qu’il sera un jour possible, même dans un avenir lointain, d’empêcher toute fraude sur Internet, les 14-24 ans, à 58,5%, sont plus nombreux que les adultes à penser que ce ne sera... jamais possible !

Voilà un vrai motif d'espoir dans ce pseudo-sondage : les Français les plus jeunes, bien qu'adeptes des nouvelles technologiques, sont plus critiques et moins enclins au numérisme que leurs aînés.

@loysbonod


Notes

[1] Sondage INRIA TNS-Sofres, 11 mars 2014 : « Les Français et le numérique, bienvenue dans l'ère de l'homo numericus ! », avec infographie, dossier de presse et même conférence de presse avec mot-dièse dédié sur Twitter : #NumEtVous.

[2] « TF1News » : « En France, qui est homo numericus, qui est déconnecté ? » (11 mars 2014) ; « France Info » : « Les Français sont technophiles mais... méfiants » (11 mars 2014) ; « L’Expansion » : « Plus les Français sont accros au web, plus ils s'en méfient » (11 mars 2014) ; « La Croix » : « Un tiers des Français est déjà archi-connecté » (11 mars 2014) ; « Le Figaro » : « À 25 ans, le Web est jugé « indispensable » par la plupart des Français » (12 mars 2014) ;« RSLN » : « Baromètre INRIA 2014 : les Français à la conquête du numérique » (14 mars 2014)

[3] data.gouv.fr : « Les français et le numérique »

[4] Sur le site de l’INSEE : http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp ?reg_id=0&ref_id=NATnon02150

[5] 49,3% des personnes interrogées se déclarent inactives ou retraitées (et sur ce lot les deux tiers ont… moins de 24 ans  !) ; 58,1% des 14-17 ans se déclarent inactifs, 19,7% ouvriers et 15,3% employés, 2 mineurs se déclarent même cadres ; sur les revenus des 229 mineurs interrogés dans ce sondage, un tiers n’a pas d’opinion ou ne veut pas dire ses revenus et plus de la moitié gagnent plus de 1000€, et même 29,7% gagnent plus de 1900€ ; trente mineurs sont même des surdoués (13,3%) font des études supérieures de plus de Bac+3 à plus de Bac+5  !

[6] Gilles Dowek est chercheur à Inria dans l'équipe Deducteam et responsable du Mooc Lab. Il est membre du groupe d'experts qui a élaboré le programme de la spécialité ISN. D'après Mathieu Nebra sur « SimpleIt » du 1er août 2013 : « Enseigner la programmation aux enfants, oui mais comment ? »

L’INRIA, l’organisme français de recherche en informatique, réclamait depuis des années que la programmation ne soit pas enseignée que dans le supérieur, mais aussi avant le Bac. Ce sont eux qui ont obtenu l’ajout de cette option ISN. Et je sais, pour leur en avoir parlé, qu’ils veulent en fait aller plus loin : ils veulent que la programmation soit enseignée pas seulement au lycée, mais aussi au collège et au primaire. On en est loin.

[7] « Objectif INRIA 2020 - Plan stratégique »

[8] « Objectif INRIA 2020 - Plan stratégique »

Formation, transfert et diffusion des connaissances et du savoir-faire font partie des missions d’INRIA depuis sa création. La révolution numérique bouleverse ces éléments. On assiste à des modifications majeures des modalités de transmission, d’assimilation, d’appropriation des connaissances et du savoir : Wikipedia et les expériences d’enseignement, mondialisé (MIT, Berkeley, Stanford, etc.) en sont de premiers, exemples. INRIA sera moteur dans les initiatives pour l’enseignement, de l’informatique et dans la médiation des sciences du numérique et veillera à s’associer aux recherches de ces domaines.

[9] « La classe inversée : la classe dans le bon sens » une méthode qui enfin « donne du sens au métier d'enseignant » ; « Avec les cours en ligne, l'enseignement devient enfin personnel » ; « Décrochage scolaire : comment revenir dans le jeu  ? » etc.

[10] Inriality, « Bienvenue dans l’ère de l’Homo numericus  ! »

[11] Michel Serres, « Vers de nouvelles sciences humaines » préface à « Objectif INRIA 2020 - Plan stratégique »

L’informatique crée le monde dans lequel nous travaillons, vivons et pensons. Qu’elle s’occupe des conséquences et du suivi de ses propres inventions, quoi de plus normal ? Qu’elle prolonge ses exploits scientifiques et techniques, voilà le programme et ses projets. Qu’elle s’occupe, de plus, des conduites humaines induites par ces technologies, voilà des obligations inattendues, mais rendues nécessaires par le fait même que toute recherche, tout projet, tout développement concernant le numérique touchent aujourd’hui, je l’ai dit, l’ensemble de la société, l’enseignement, la santé, la politique, bref nos relations et nos institutions.

[12] « Le Monde » du 16 novembre 2013 : « Derrière le mooc à la française : Google »

Pour l'instant, la plateforme repose sur la technologie openedX, portée par Google. Les données sont hébergées par l'INRIA, une activité que l'institut de recherche spécialisé en informatique découvre pour l'occasion. Une poignée de développeurs est chargée d'adapter la platforme edX à la sauce française, en changeant les logos et en remplaçant YouTube par Dailymotion. »

[13] Inria du 24 juin 2013 : « Inria et Google signent un partenariat »

[14] « Décodez le code : les clés du numérique pour nos enfants », évènement organisé le 2avril 2014 à Paris.

[15] « Le Monde » du 19 mars 2014 : « Google critiqué pour avoir scanné les mails de millions d'étudiants »