L'école ou le socle des incompétences
Et si l'école française était aujourd'hui centrée sur l'incompétence ?
Par Mireille, professeur.
En faisant mes courses, une évidence m'a soudainement frappée entre le rayon des yaourts et celui des cornichons : l'école française est une école centrée sur l'incompétence.
Chacun en effet fonctionne (et, de plus en plus : est obligé de fonctionner) dans un domaine dont il n'est pas spécialiste : les uns vont s'improviser psy, tous, assistantes sociales, nounous à temps partiel, parfois gardes-chiourme, éducateurs, animateurs, mais – surtout – les enseignants sont incités à enseigner tout sauf ce qu'ils connaissent vraiment, en professionnels, quand ils ne sont pas, par l'« assouplissement des rythmes scolaires », mis en concurrence (ou confusion) avec les animateurs sociaux....
J'ai pensé tout de suite au miroir grossissant que sont devenus les cours de langues anciennes, enseignement qui, au bord du naufrage, éclaire bien à mon sens, les failles du système : chacun pourra y retrouver la dérive de cette ouverture disciplinaire sur l'infini pascalien, « dont le centre est partout, la circonférence nulle part »… et qui touche aujourd'hui l'enseignement de toutes les disciplines, à tous les niveaux.
Autrefois, l'on parlait simplement d'enseigner « le latin », ou « le grec ». Aujourd'hui on explore (pour combien de temps encore ?) « les Langues et Cultures de l'antiquité » voire « de l'antiquité tardive », comme si l'allongement de l'appellation (et l'extension du domaine de la lutte !) devait compenser la réduction des savoirs réels, dilués dans ce grand Tout imprécis et indécis, ni vraiment linguistique, ni réellement historique, ni spécifiquement littéraire, ni scientifiquement identifiable…
Ainsi, quand on me demande de faire de l'histoire des arts (oui, aujourd'hui, pour étudier un texte, il est recommandé de passer par un tableau, ou un film, une image, une œuvre musicale, l'œuvre littéraire ne pouvant se suffire à elle-même) : je suis alors un amateur qui ne dit que des banalités ; je ne connais ni les techniques de la sculpture ni celle de la peinture, je n'ai pas de formation d'architecte, je peux aimer le cinéma ou la musique, mais je n'y suis qu'un amateur fût-il éclairé… Quand je leur parle de la cuisine romaine, je n'ai pas les compétences qu'aurait un simple cuisinier, capable (peut-être : les incertitudes sont grandes) de jauger les quantités (absentes en général dans les recettes qui nous sont restées de l'époque romaine), ni celle d'un botaniste capable (éventuellement) d'identifier les plantes et aromates ; pour les sciences antiques, je n'ai aucune compétence ni dans le domaine scientifique ni dans celui de l'histoire des sciences : je ne peux encore dire que des banalités (quand ce n'est pas une erreur) !
Le seul art que je maîtrise professionnellement ce sont les lettres classiques : mais ce n'est plus assez "vaste"... Ce que je sais faire, c'est traduire des textes ou les commenter littérairement, les situer historiquement ou identifier un COD et enseigner des déclinaisons : mais ça on ne me le demande plus vraiment, en tout cas c'est loin d'être l'essentiel. On me demande d'initier des élèves (d'ailleurs incapables de repérer un verbe et son sujet), au travail du traducteur, mais voilà, je ne suis pas un traducteur.
Et les Tice et les trucs absorbent une grande partie du temps dans des activités satellites d'un noyau qui est absent, inaccessible et finalement laissé de côté. « Aboli bibelot d'inanité sonore »...
Je me souviens de l'extase d'un simple menuisier, dans une visite touristique, devant une simple porte que tout le monde franchissait le nez en l'air : et qui nous a expliqué pourquoi le travail du bois sur cette porte était l'œuvre d'un génie. L'œil du professionnel.
Le système éducatif français est devenu un bazar où tout le monde est appelé à bricoler sans compétence réelle : à l'image de l'usine à gaz des certificats : C2i2e, Cles... tellement opérationnels qu'on ne sait plus comment les supprimer sans attirer l'attention sur leur inanité...
Le transdisciplinaire, l'ouverture, le socle des compétences, le statut de l'enseignant qui n'est pas qu'enseignant, le périscolaire, le dénigrement du « disciplinaire » (que les programmes de français de la classe de seconde condamnent comme « un enfermement préjudiciable à la discipline elle-même » – Bulletin officiel spécial n°9 du 30 septembre 2010)… tout cela nous éloigne terriblement de la transmission des savoirs… en amputant les enseignants de leur véritable crédibilité, liée à la maîtrise de leur discipline : le véritable socle de la compétence, en somme.
Bon, ce n'est pas tout, il faut que j'aille réviser la table de Mendeleïev : demain j'explore Lucrèce.