La vertu cachée de la bienveillance scolaire

Gustave Moreau - Oreste et les Erinyes (1891)

Quand la notion de « bienveillance » en période d’examens ou de conseils de classe est aussi un divertissement pascalien...

Les Bienveillantes, comme J. Littell s’en est bien souvenu pour son terrible roman, est un nom à vertu apotropaïque, donné dans l’antiquité grecque aux plus terribles des divinités, si terribles qu’on n’osait les nommer : les Érinyes, déesses de la vengeance qui suit un crime, celles-là même qui rendaient Oreste fou, alors qu’il croyait déjà entendre approcher de lui ces terribles « serpents qui sifflent sur vos têtes. »

Aussi lorsque j’ai entendu ce mot mis à la mode dans l’éducation, je me suis demandé ce qu’il cachait réellement et de quelle terrible vérité il cherchait à détourner nos regards.

Nous vivons dans une société angoissante : un pays en crise dans une vieille Europe dont la puissance est en déclin, un marché du travail dévasté. Les parents sont angoissés et rêvent de réussite pour leurs enfants comme cela est normal.

Les professeurs et l’institution scolaire sont à tort soupçonnés de détenir à eux seuls un pouvoir disproportionné, celui de cette fameuse réussite des enfants, dont seules les notes seraient au fond la clé. Sous cette pression, les résultats du baccalauréat augmentent d’année en année, les notes atteignent des sommets délirants (puisqu’il est désormais possible d’avoir le bac avec plus de 20 (sur 20) de moyenne et que les consignes données aux jurys sont d’année en année plus empreintes de bienveillance jusqu’à considérer en français qu’une copie déjà écrite dans une langue presque correcte (lisible, quoi) mérite à ce titre d’être valorisée

La bienveillance augmente et s’affirme, donc.

Comme le chômage, d’ailleurs : preuve s’il en fallait que les problèmes ne sont pas clairement identifiés.

En réalité le problème est pris à l’envers : on travaille sur l’évaluation là où il faudrait travailler sur les contenus.

Il est vrai que l’évaluation devient hasardeuse, faute d’entente sur les contenus exigibles. Le débat sur les « compétences » n’a fait qu’ajouter au brouillage.

Prenons un cas très concret, car on ne parle bien que de ce que l'on connaît : l’épreuve anticipée de français.

Le sujet des séries S portait cette année sur le commentaire d’un poème de Victor Hugo1. Certains élèves n’auront jamais travaillé cet auteur : oui, c’est possible. Avec des programmes définis en « genres » et « mouvements » nous n’avons aucune exigence commune. Qui aura travaillé la poésie à travers Ronsard, qui à travers Jaccottet, qui Verlaine, qui Léon Dupont, le grand poète local qui aura donné lieu à un « projet » avec rencontre de l’auteur au salon du livre du coin (où avec un peu de malchance, le grand auteur ne sera pas venu, parce que pris de bronchite ou parce que sa voiture était en panne : les aléas du «  live », en somme).

Alors nombre de copies se limitent à ce que les élèves ont retenu et qui est, de fait, à mettre sur le compte de leur travail, et du nôtre par la même occasion : ils ont relevé des champs lexicaux et des figures de style (et certains y excellent, y compris pour des figures rares). Cela tombait bien, Hugo en regorge  !

Par contre le sens de ce poème, sorte de de profundis inspiré à Hugo dans ces années de deuil , où le poète tente de combler ses interrogations angoissées sur la mort par un appel à l’amour universel, échappe totalement à la quasi-totalité des copies qui n’y voient, au mieux, qu’un « carpe diem romantique », fait d’artifices et de vieilloteries linguistiques, avec des mots  « rares et recherchés » (sic) tels que « suaire », « linceul » ou « coudrier ».

Comment tuer à la fois la littérature et l’intelligence des enfants : en pensant que leur offrir de ne pas savoir sans risque et d’appliquer des techniques en chiens savants peut suffire.

C’est dans ces conditions que la même copie pourra, selon la sensibilité du correcteur, être évaluée entre 8 et 15.

Sans que cela ne nous dise rien de la réelle compréhension du texte par le candidat.

Si on note en compétence, on trouvera, pour faire simple, que la copie est compétente en orthographe et expression si elle ne contient qu’une dizaine d’incorrections, fussent-elles graves (bienveillance) et que la compétence « commenter » est acquise puisque le candidat utilise des techniques, fussent-elles mal comprises voire pas du tout interprétées, ce qui est quand même l’objectif principal d’un commentaire. Voire interprétées en contresens (puisque l’élève n’est pas obligé de connaître le contexte dans lequel le texte a été écrit) : voilà Victor Hugo assimilé au Mal aimé et délivrant un message – banal, forcément banal, puisque comparable à celui de Claude Roy ou d’Aragon (merci les corpus  !) : il faut aimer avant de mourir (c’est vrai que l’inverse n’est pas facile).

Lancer la notion de « bienveillance » en fin d’année, en période d’examens et de conseils de classe, (en même temps que l’on banalise l’idée de la suppression des redoublements et de l’«  orientation choisie ») est aussi un divertissement pascalien (Pascal  ou Machiavel  ? – doit être très lu au ministère, sans doute  !) : cela détourne notre regard des vrais questionnements. Le mot invite à penser qu’il y a un problème du côté des évaluations, au lieu de parler du problème pourtant majeur, flagrant et inquiétant de l’acquisition.

On fait croire que si on change l’évaluation, on améliorera le goût de l’acquisition, comme si l’effet Placebo (réel parfois et au cas par cas, mais très marginal) pouvait nous dispenser de tout un système de santé.

C’est bien ce qui se passe au niveau du baccalauréat : cela fait des années que l’ « administration » travaille à faire monter les notes par toutes sortes de moyens (des sujets problématiques qui incitent à créer après coup des barèmes artificiels, des pressions sur les jurys par les inspections régionales, des notes de TPE ou d’options facultatives survalorisées, des rapports d’examen qui sont entièrement axés sur les « fautes » commises par les évaluateurs et non les difficultés des candidats, etc)… Tout cela pour arriver à ce que le bac soit même plus facile à obtenir que le Brevet des collèges, dont pourtant la « mascarade » est évidente et reconnue par tous et en premier par les élèves, beaucoup moins dupes qu’on ne le croit souvent.

Il n’y a qu’à voir sur Twitter les réactions des nouveaux bacheliers et leurs exclamations « bidonnantes » sur les résultats obtenus en comparaison avec le travail accompli et le savoir enregistré.

Alors la bienveillance  ? Le mot invite à chercher la poussière sous le tapis, le péché originel derrière la pomme (ou la poire) et pourquoi la bienveillance est l’aboutissement d’un processus qui consiste à ruiner, en réalité, la justesse (la justice) de l’évaluation, qui révèlerait bien trop le socle incertain de notre société malade, et notre incapacité à élaborer de vrais remèdes.

Pour qui sont ces serpents (de mer) qui sifflent sur nos têtes  ?

À *quoi destinez-vous l’appareil qui vous suit  ?...

Mireille


Notes

[1] Le poème de Victor Hugo donné en commentaire au bac 2014 :

CRÉPUSCULE

L’étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
Frissonne ; au fond du bois la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;
L’herbe s’éveille et parle aux sépulcres dormants.

Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.

Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faites envie,
Ô couples qui passez sous le vert coudrier.
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d’amour, on l’emploie à prier.

Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d’herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.

La forme d’un toit noir dessine une chaumière;
On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ;
L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.

Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres.
L’ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants.

Chelles, 18…