Qui veut injecter de la start-up dans l'école ?

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Petites interrogations sur ceux qui veulent numérifier l'école : le rapport « Jules Ferry 3.0 » du Conseil national du numérique.

Le Conseil national du numérique (CNNum) est une « instance indépendante ayant pour mission de formuler et soulever les problématiques relatives à l'impact du numérique sur l'économie et la société française »1.

En octobre 2014, ce conseil a publié un rapport intrépide sur l’école numérique, sobrement intitulé « Jules Ferry 3.0 »2, qui dessine les contours d’une « école juste, solidaire et créative, répondant aux caractéristiques du monde numérique » (car le monde numérique est « juste » et « solidaire ») et dont – comme il se doit – pas un des auteurs n’enseigne dans le primaire ni dans le secondaire.

Des universitaires éclairés, comme Sophie Pène qui a piloté ce rapport, ont ainsi pu bousculer nos certitudes en toute ingénuité : « Pourquoi enseigner le code à des enfants qui ne savent pas lire  ? Parce que beaucoup d'enfants, aujourd'hui, ont besoin de passer par le code pour apprendre à lire. »3

« Rendre l’école désirable »

Ce rapport, aussi plein de certitudes que d'anglicismes, constitue, par bien des aspects, un monument des nouvelles pédagogies qui – sans nul doute – restera dans les annales du numérisme.

Sous couvert de belles et nobles intentions (favoriser « la e-inclusion », lutter contre le décrochage4, tenir « la promesse de l’égalité », refonder l’école de la République), le rapport promeut de « nouvelles dynamiques pédagogiques » : il s’agit rien moins que « d’introduire de nouvelles pratiques depuis l’école primaire jusqu'au lycée ». L’efficacité de la pédagogie numérique (cours en ligne, serious games ou enseignement de l’informatique) est quant à elle assénée telle une évidence, l’échec de l’école (malgré sa réussite apparente) ne faisant par ailleurs l’objet d’aucune analyse.

Pour le CNNum, un plan d’équipement « à grande échelle » est bien sûr nécessaire mais, comme le montre l’échec retentissant des plans précédents, il ne peut pas suffire : il faut aujourd’hui transformer « les contenus d’apprentissage,la façon d’apprendre, les compétences visées » : « Tout le système est concerné : l'équipement bien sûr, mais aussi le contenu des disciplines et des programmes, les méthodes d'enseignement, l'évaluation des enseignants, l’évaluation des élèves, le fonctionnement des établissements, les relations entre acteurs de la « communauté éducative ». « Les équipes éducatives peuvent envisager un enseignement qui ne reposerait plus uniquement sur la forme canonique de la classe. » Il s’agit ainsi de d’ouvrir l’école et de proposer une école « moins hiérarchisée, plus horizontale ».

De fait « les technologies numériques, ubiquitaires par nature, émancipent les élèves par rapport à la présence. Elles répondent à la question qui traverse un jour ou l'autre tout élève : pourquoi se déranger pour partir à l'école ? » La « relation pédagogique à distance » n'est-elle pas « libératrice et plus personnelle » ?

À l’école même, le numérique n’est-il pas un « vecteur de remotivation » permettant la pédagogie de projet, le travail en interdisciplinarité, le plaisir d’apprendre, la coéducation avec les parents, le travail en groupes, le développement de « la créativité et l’envie d’entreprendre » ?

Un nouveau souffle pour les pédagogies alternatives

On retrouve ainsi égrenées, comme une litanie, les vieilles lunes des nouvelles pédagogies, qui gangrènent l’école depuis plusieurs décennies mais brillent aujourd’hui, par la vertu du numérique, d’un lustre nouveau : « mettre davantage l'élève en position d'acteur de ses apprentissages », « apprendre à apprendre », « passer d’une culture de la compétition à une culture de la coopération » (avec remise en cause des systèmes de notation : l'économie numérique, donnée en modèle, serait donc vertueuse et coopérative), mettre l’élève au centre du système éducatif (« Cela implique que le métier de professeur accepte de se redessiner lui-même, en douceur, autour d’un élève qui, en quelque sorte, a la main, puisqu’il s’agit de son désir d’apprendre »).

« Il existe des affinités fortes qui se tissent entre la littératie numérique et beaucoup de ces pédagogies innovantes, et qui peuvent jouer en bénéfice croisé : le numérique peut donner à ces pédagogies une caisse de résonnance, en amplifier la portée. »

Avec ce rapport, le vieux rêve du constructivisme retrouve une vigueur nouvelle : grâce au web, l’élève « peut apprendre seul et devenir (parfois) le détenteur du savoir, qu’il peut transmettre à d’autres élèves voire à l’enseignant. » C’est le « renversement de la présomption de compétence » cher à Michel Serres  !

Ne vivons-nous pas une « transformation cognitive » puisque le savoir est partout disponible : dès lors pourquoi « acquérir des savoirs et des connaissances disciplinaires » quand il suffit de « savoir chercher »  ? S’agissant de l’informatique en primaire, les professeurs des écoles sont même invités « à apprendre “avec leurs élèves” »  !

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Mieux : la « créativité » ne remplace-t-elle pas avantageusement la transmission ?

De toute évidence le CNNum n'a pas mesuré quels ravages les pédagogies qu'il promeut ont déjà fait dans l'école républicaine ou préfère ne pas le faire.

« L’envie d’entreprendre »

Au centre de cette “révolution” numérique : la culture – ou plutôt le culte moderne – de l’innovation5 : le titre du rapport dit assez combien « Jules Ferry 2.0 » est déjà dépassé. Il faut aujourd'hui « disrupter », pour parler comme Benoît Thieulin !

Le rapport donne en exemple à l’école primaire ou secondaire des écoles innovantes… du supérieur, payantes ou hyper-sélectives (comme l’école “42” de Xavier Niel) mais surtout qui viennent à peine de naître. Il est d’ailleurs amusant de constater que ce rapport visionnaire n’a visiblement pas eu connaissance de la déconfiture de “France Business school”, cette école de commerce si innovante  ! De même, sans crainte de se contredire, le rapport concède qu’il ne peut définir « le référentiel idéal d’une littératie numérique », risquant toujours d’être « obsolète », mais il appelle néanmoins à sa mise en œuvre urgente : telles sont les exigences de l’innovation  !

Comme le dit l’un des auteurs du rapport, il s’agit d’« injecter de la “start-up” et de l'innovation dans l'école »6. Non parfois sans un certain cynisme :

« Les start-up et entreprises innovantes du secteur de l’éducation sont en France environ deux cents et elles se développent surtout à l’international, faute de demande nationale. Ces dispositifs innovants sont nécessaires pour la qualité de nos enseignements, pour créer un écosystème d’innovation éducative plus performant en France. L’expérience « en réel » au sein de l’école entrainera l’amélioration des services et produits, la mesure de leur performance, l’abandon de ce qui ne marche pas et l’exploitation des meilleures idées et technologies. Ce levier local à l’échelle du pays permettrait à l’écosystème des start-up françaises de pouvoir se développer d’abord en France, et rapidement sur les marchés étrangers pour renforcer sa dimension internationale. »

Et, de fait, ce rapport proclame vigoureusement que « l’éducation numérique, c’est aussi un nouveau champ de l’économie, l’Ed-tech », où l’école se trouve mise « en concurrence » avec Internet et doit – paradoxalement – s’adapter en s’ouvrant aux industries technologiques et aux entreprises numériques. Celles-ci doivent d’ailleurs pouvoir bénéficier de « la commande publique », avec cet aveu ingénu :

« Notre industrie numérique éducative ne peut pas prendre son envol sans l’assise des usages, sans l’assise, disons-le, d’un marché national. »

Dès lors on ne sait plus s’il s’agit de refonder l’école… ou d’abreuver de commandes publiques un secteur d’activité économique, tout comme l’AFINEF réclame « des budgets significatifs sur les équipements et sur les ressources » en assignant à cet équipement massif un seul vrai but : « faire travailler une filière renaissante des tablettes électroniques » en France.

Et comment s’en étonner  ? La plupart des auteurs de ce rapport représentent – avec la caution de quelques universitaires – des acteurs, voire des lobbies de l’économie numérique7 : une agence de conseil en mutation numérique, une entreprise de conseil et de services informatiques, un institut formant aux technologies de l'information et de la communication, le laboratoire d’un grand groupe de télécommunications, un institut de recherche en partenariat avec de grands groupes technologiques mondiaux, un think tank regroupant des grandes entreprises, des start-up, des laboratoires de recherche, des universités, des collectivités territoriales, des administrations etc.8

On comprend, dans cette perspective, combien l’école peut effectivement être « désirable ».

Un exemple d’intérêts croisés : “La Netscouade”

Le marché de l’éducation aiguise bien des appétits. On se souvient que le plan de développement du numérique à l’école a nourri récemment certains soupçons de conflits d’intérêts9 ou que certains investissements massifs ont pu paraître très irréfléchis.

Mais pourquoi chercher si loin quand le président du CNNum, Benoît Thieulin, qui a porté ce rapport à l’Élysée, donne lui-même l’exemple de « l’envie d’entreprendre » avec sa petite entreprise numérique qui ne connaît plus la crise  ? “La Netscouade”, est en effet une « agence de communication et de transformation numériques » qu’il a fondée en 2007 et dont il est aujourd’hui directeur général. L’entreprise a pour partenaires des consortiums numériques comme Syntec et Cap Digital.

Cette start-up est régulièrement mise à contribution pour la communication… du ministère de l’Éducation nationale (et d’autres ministères). C’était ainsi le cas avec la mise en place du site promouvant les nouveaux rythmes scolaires et, plus récemment, avec la nouvelle campagne de recrutement des professeurs, lancée le 7 janvier 2015.

Malheureusement le ministère de l’Éducation nationale n’a pas souhaité communiquer sur le budget de cette campagne, dont il assure que le coût n’excède pas celui des campagnes précédentes : 1,3 millions d’euros en 2011 pour une campagne dans la presse écrite et par voie d’affichage seulement. La nouvelle campagne verra, elle, un spot diffusé sur vingt-quatre chaînes de télévision.

Partie prenante de cette campagne, “La Netscouade” a livré un médiocre site internet participatif, dépeignant le métier d’enseignant sous un jour merveilleux et idyllique, quelque peu en contradiction d’ailleurs avec le constat lugubre formulé par le CNNum dans son dernier rapport : « Professeur est devenu un métier difficile et solitaire. Le métier d’enseignant n’est plus aussi attractif qu’il l’a été, sa difficulté est connue. Les candidats ne se pressent plus aux concours de recrutement. 50 minutes épuisantes durant lesquelles il faut “tenir” la classe, en égayant et en morigénant »…

Bref, conseiller de façon « indépendante » le gouvernement sur l’école et assurer dans le même temps sa communication tout en défendant des intérêts commerciaux bien éloignés de ceux de l’école, c’est un beau défi de la modernité  !

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Les petites libertés d'un esprit libre

En février 2014, Benoît Thieulin a accompagné le président de la République aux États-Unis et, en novembre, il a été reçu à l’Élysée, pour présenter le rapport « Jules Ferry 3.0 », par un président « enthousiaste » : « Nous sommes très contents de cette réunion, mais nous restons très vigilants. Là où je suis, je peux ouvrir ma gueule » assurait le président du CNNum10.

Il est vrai que Benoît Thieulin cultive une farouche indépendance avec la majorité socialiste : il a assuré la communication du gouvernement socialiste au début des années 200011, il a été directeur de campagne Internet de la candidate socialiste Ségolène Royal en 2007 et il est membre du conseil d’administration de Terra Nova, un think tank proche du parti socialiste12. Il a surtout été nommé à la tête du CNNum par décret présidentiel en janvier 2013 : on se souvient par ailleurs de la démission en bloc des membres de cette « instance indépendante » après l’élection de l’actuel président socialiste13.

De fait, dès sa nomination, Benoît Thieulin, a été soupçonné de conflits d’intérêt :

« Les membres du Conseil national du numérique peuvent-ils tout à la fois, ainsi que le leur a demandé la ministre déléguée notamment chargée du numérique, Fleur Pellerin, "bousculer" le gouvernement au CNNum quant à son approche du numérique, et lui vendre des prestations de service précisément liées aux dispositifs numériques, dans le monde du business ? D’autant que les contrats publics ne sont pas les seuls en jeu : avec son agence, La Netscouade, Benoît Thieulin conseille également activement Google, l’un des acteurs majeurs du numérique, dont les activités sont au cœur des réflexions du CNNum. »14

Son entourage faisait alors valoir que « la plupart des contrats gouvernementaux de La Netscouade avaient été conclus avec le précédent gouvernement ». Par ailleurs, selon un conseiller nommé par le gouvernement, le CNNum se doterait d’une «  charte éthique » et obligerait ses membres à une déclaration d’intérêt. Malheureusement, comme on le constate, cette pratique n’a pas cessé et “La Netscouade” continue d’assurer des missions de communication pour différents ministères. Entretemps le CNNum a par ailleurs dissuadé le gouvernement d’étendre la fiscalité numérique avec une taxe Google.

Mais ne doutons pas que le président du CNNum a été choisi pour sa seule expertise et sa vision innovante du numérique, lui qui avait audacieusement transporté, en 2007, la campagne participative de Ségolène Royal dans “Second Life”, ce monde virtuel de pixels et d’avatars ringards, alors présenté comme l’avenir du web et des réseaux sociaux et dont le souvenir, quelques années après, fait aujourd’hui sourire.

 

* * *

On le voit : avec la “La Netscouade” et bien d'autres, d’étranges fées numériques se penchent aujourd'hui sur le berceau de l’école.

Comme le dit benoîtement Benoît Thieulin qui s’intéresse « aux phénomènes d’empouvoirement (empowerment) provoqués par la révolution numérique »15, le CNNum a pour mission de «  faire en sorte que le gouvernement puisse prendre de bonnes décisions »16.

Reste à savoir pour qui elles seront « bonnes ».

@loysbonod


Notes

[1] « Benoît Thieulin, innovateur de l’empowerment »

[2] Rapport du CNNum : « Jules Ferry 3.0 - Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique » (octobre 2014).

[3] Sophie Pène, professeur en sciences de l'Information à l'Université Paris-Descartes, « Le CNNum et l'école: "L'école numérique n'est pas l'école des tablettes" » dans « L’Express » du 20 octobre 2014.

[4] Pour le CNNum, visiblement bien informé, « 800 000 jeunes chaque année sortis sans formation de l’école »

[5] Voir ce fil de discussion plus général sur l’innovation à l’école.

[6] Luc Blecher, « Le CNNum et l'école: "L'école numérique n'est pas l'école des tablettes" » dans « L’Express » du 20 octobre 2014.

[7] La présentation succincte de ces lobbies sur notre article sur l’enseignement du code informatique à l’école : « In coda venenum » (septembre 2014).

[8] Les auteurs du rapport « Jules Ferry 3.0 » :

Sophie Pene, pilote, professeur de sciences de l’Information à l’Université Paris Descartes et membre du CRI (centre de recherches interdisciplinaires)

Serge Abiteboul, directeur de recherche à l’INRIA, professeur à l’ENS Cachan

Nathalie Bloch-Pujo, Directrice d’Hachette Tourisme

Francis Jutand, directeur Scientifique de l’Institut Mines Télécom en charge de la recherche et de l’innovation

Valérie Peugeot, vice-présidente du CNNum, chercheuse à Orange Labs, Présidente de VECAM.

Christine Balagué, vice-présidente du CNNum, titulaire de la Chaire “réseaux sociaux” à l’Institut Mines-Télécom

Michel Briand, vice-président Brest Métropole, directeur adjoint de la formation à Télécom Bretagne

Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération (la FING)

Bernard Stiegler, philosophe, président de l’association Ars Industrialis

Ludovic Blecher,directeur du Fonds pour l’Innovation Numérique de la Presse Google & AIPG

Cyril Garcia, directeur de la stratégie et membre du comité exécutif du groupe Capgemini

Pascale Luciani-Boyer, PDG et fondateur de NeoXpective Agency

Brigitte Vallée, directrice de recherche au CNRS

[9] « Numérique éducatif : peut-on encore éviter de tomber dans la gabegie ? » dans « Savoir & Connaissances » du 30 octobre 2014.

« Le Plan pour le numérique à l'école donne lieu à un mélange des genres » dans « Mediapart » du 4 novembre 2014. Voir aussi

[10] « Le Conseil national du numérique défend son plan pour l'école à L'Elysée » dans « L’Express » du 12 novembre 2014.

[11] Sur le site du CNNum :

« De retour en France en 2000, il prend la tête du département multimédia du Service d’information du Gouvernement (SIG), en charge de la coordination de la communication gouvernementale en ligne. Il y gère le portail du gouvernement, les campagnes de communication et différents projets interministériels qui font entrer la communication publique dans l’ère de du logiciel libre (projet de CMS Agora basé sur Spip) et du webmarketing (projets Stat@gouv / l’audimat du web public et E-régie / gestion de bannières interministérielles). »

[12] « Crise ouverte à Terra Nova » dans « L’Obs » du 1er décembre 2013.

[13] « Démissions en bloc au Conseil national du numérique » dans « Le Figaro » du 6 août 2012.

[14] « Le Conseil national du numérique tente de déminer tout soupçon de conflit d’intérêts » dans « Le Lab politique » d’« Europe 1 » du 23 janvier 2013.

[15] CNNum, « Benoît Thieulin ».

[16] « Benoît Thieulin : « j'en ai un peu marre du Net bashing » dans « Le Monde » du 22 novembre 2014.