Une association populaire victime du numérisme

20161002

Quand l'AFEV, au lieu de tirer des conclusions alarmantes de son enquête 2016 sur les usages numériques des collégiens les plus jeunes de l'éducation prioritaire, s'enthousiasme pour l'école numérique…

C’est une étude instructive, bien que ses enseignements ne soient ni scientifiques ni vraiment nouveaux, que vient de publier l’AFEV sur « le numérique chez les collégiens scolarisés en réseau d’éducation prioritaire »1. L’étude a été accueillie avec un certain enthousiasme2, quand elle devrait donner au contraire bien des raisons de s’inquiéter. Prix des tablettes et smartphones ainsi que de la connexion Internet : les objets numériques sont en effet devenus beaucoup plus accessibles en seulement quelques années, y compris pour les publics les plus jeunes et les plus défavorisés.

Des chiffres alarmants

L’étude est d’abord instructive par ce qu’on apprend des pratiques numériques des élèves.

« 87% des collégiens interrogés disposent d’un ordinateur chez eux et 80% d’une tablette. [….] 45% des collégiens de 6e et 5e ont un ordinateur à eux, ce qui représente une part importante. Parmi ceux qui n’ont pas d’ordinateurs à leur domicile, une partie d’entre eux ont une ou plusieurs tablettes […] 86% des collégiens interrogés ont par ailleurs un téléphone portable. Parmi eux, 94% dispose d’un Smartphone.  »

Un tel suréquipement, même en éducation prioritaire, est évidemment de nature à mettre en cause le grand plan numérique qui prévoit d’équiper tous les élèves d’une tablette ou d’un ordinateur personnel. L’enquête montre d’ailleurs que les professeurs disposeraient d’ordinateurs dans les salles de classe (selon 92% des élèves), et même de tableaux blancs interactifs (80%) : sans doute serait-il plus avisé de généraliser cet équipement et d’en assurer le renouvellement et la maintenance.

De même, à propos des dispendieux ENT, on apprend qu’« une partie des parents ne l’utilisent pas régulièrement, alors même que l’outil existe au sein des collèges ». Il est temps de s’apercevoir en effet qu’une interface numérique fera toujours écran pour les parents les plus éloignés de l’École.

Mais la gabegie n’est rien par rapport aux pratiques des élèves.

« Pendant la semaine, 43% des collégiens interrogés utilisent un équipement numérique (ordinateur, tablette, téléphone) plus de 2h par jour, dont 21% qui l’utilisent plus de 4h par jour. [...] si la majorité des collégiens consultent leur ordinateur, tablette ou portable jusqu’à 21h au maximum, 37% les utilisent au-delà de 21h. »

Un élève de 6e-5e sur cinq de l’éducation prioritaire utiliserait donc les objets numériques plus de quatre heures par jour les jours d’école (deux élèves sur cinq en fin de semaine). Et presque un quart des élèves regarderaient leur ordinateur, leur tablette ou leur téléphone après 22h3. Des horaires et des temps d’exposition devenus alarmants qui, sans même prendre en compte la télévision, rendent caducs tous les conseils pour une bonne utilisation des écrans (accompagnement, alternance, autorégulation) et ont d’importantes conséquences scolaires, voire sanitaires : déficit de sommeil, fatigue, manque de concentration, difficultés de lecture profonde, obésité etc.

Mais ce n’est pas tout : on apprend que 59% des collégiens de 6e et de 5e seraient inscrits sur Facebook : l’âge minimum requis pour pouvoir utiliser Facebook est… de 13 ans.

On apprend également que « hormis les réseaux sociaux, les collégiens utilisent le numérique en premier lieu pour se divertir, mais aussi, dans une moindre mesure, pour leur scolarité. » L’un vient donc relativiser l’autre : il est cependant dommage que les élèves n’aient pas été interrogés sur le temps consacré à l’un et l’autre, une utilisation scolaire ponctuelle pouvant donner l’illusion d’un usage raisonnable des objets numériques. C’est d’autant plus regrettable que certains usages « pour la scolarité » ne sont malheureusement guère pédagogiques, comme on l’a vu ici4.

L’étude a mis en évidence un autre aspect intéressant (rappelons qu’il s’agit d’enfants de onze ou douze ans) :

« Un tiers des collégiens interrogés sont déjà tombés sur des images qui les ont choqués […] La moitié des collégiens déclarent qu’il n’y a pas de contrôle parental sur leur ordinateur, et un tiers ne sait pas répondre. […] 54% des collégiens n’ont pas de limite dans l’utilisation de leur équipement numérique. »

De fait, les plus modernes de ces objets de consommation (tablettes, smartphones) échappent, du fait de leur caractère nomade, à toute supervision éducative, sans que personne ne s’en émeuve. Ajoutons que c'est en primaire que l'acquisition du premier smartphone se fait de plus en plus.

Des conclusions consternantes

Les conclusions que tire l’AFEV de son étude sont encore plus instructives à travers la vision qu'elles révèlent de l’école. Car c’est le plus étrange : au lieu de s’alarmer de ces chiffres qui traduisent un équipement, une connexion et des usages non maîtrisés dans le cadre (ou plutôt l’absence de cadre) de la famille, l’AFEV fait uniquement porter la responsabilité sur l’école, déplorant que le collège soit pour les élèves « avant tout le lieu de transmission du savoir et des connaissances scolaires ».

Pour Eunice Mangado, directrice déléguée de l’AFEV, « apprendre le numérique », ce « prolongement du capital social familial »5, doit devenir un enjeu pour lutter contre les inégalités à l’école. L’AFEV a d’ailleurs organisé sa neuvième journée du refus de l’échec scolaire en 2016, avec des promoteurs et des lobbyistes de l’école numérique (dont Microsoft) et sans aucun contradicteur, sur le thème enthousiaste : « le numérique contre l’échec scolaire. »6 La ministre, enchantée d’un tel relais pour son plan numérique, a d’ailleurs honoré cette journée de sa présence : on se souvient que Najat Vallaud-Belkacem s'était déjà appuyée sur une enquête de l'AFEV portant sur l'ennui des élèves pour promouvoir la réforme du collège.

« Apprendre le numérique » (sic) : il ne peut s’agir que d’enseigner des usages éclairés des « outils numériques » (une expression biaisée qui postule déjà l’utilité des objets numériques). Car, de fait, comme on l’a vu dans l’étude, ces usages ne sont guère éclairés : tablettes et smartphones sont avant tout des objets de divertissement, souvent addictifs, et proposant des contenus parfois totalement inadaptés aux enfants de cet âge.

Mais, pour l’AFEV, c’est l’école elle-même qui doit évoluer : « le numérique redéfinit le socle de compétences-clés de l’individus ». L’association se félicite d’ailleurs de l’intégration de la « culture numérique » dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Ne s’agit-il pas de se conformer aux souhaits des élèves ?

« Les jeunes collégiens interrogés sont désireux de renforcer leurs compétences techniques sur le numérique grâce au collège, notamment pour aller plus loin dans leurs pratiques (vidéos, musiques). Ainsi, 48% des collégiens aimeraient apprendre à faire des vidéos au collège, 42% retoucher des photos, 40% enregistrer une musique. »

En somme, ajouter des écrans aux écrans. On se demande bien, à vrai dire, en quoi ces « compétences » à « renforcer » seraient « techniques » et surtout quel rapport elles ont avec « le socle » d’un apprentissage scolaire. Mais les compétences des élèves ne sont pas les seules à devoir évoluer et l’AFEV reprend tous les mantras du ministère de l'Éducation nationale, non sans se contredire au passage sur la nécessité d’un « accompagnement » de l’école :

« L’école est, elle aussi, bouleversée par le numérique. Celui-ci représente à la fois une chance et un défi en ce qu’il oblige à repenser les pédagogies, l’évaluation, l’organisation des espaces/temps scolaires… Surtout il modifie en profondeur le rapport enseignant/élèves… (la culture numérique proposant un rapport au savoir nourrit (sic) du mentoring, de l’apprentissage entre pairs, de l’horizontalité) »

Plus intéressant dans l’étude :

« Pour une majorité de collégiens, l’école n’est pas le lieu où ils peuvent débattre librement de ce qu’ils voient sur Internet [...] Rappelons ainsi que parmi les collégiens qui sont déjà tombés sur des images choquantes, aucun d’entre eux n’étaient allés voir leurs professeurs pour en parler.  »

Pour l’AFEV, le problème n’est donc pas que des enfants de onze ans « tombent sur des images choquantes » chez eux, mais qu’ils n’en parlent pas avec leurs professeurs. L’école devrait donc assurer, en quelque sorte, le service après-vente d’usages déréglés des objets numériques dans la famille.

On le voit : l’AFEV demande aux enseignants de jouer… le rôle de parents (comme la FCPE pointant le problème des rythmes scolaires en éludant celui – beaucoup plus grave − des rythmes familiaux). De la même façon, l’AFEV regrette par exemple que « l’individualisation des relations professeurs/élèves [soit] encore peu répandue puisqu’une minorité de collégiens peuvent communiquer avec leurs professeurs par mails, SMS ou via le site Internet du collège. »

Nulle part dans l’étude de l'AFEV la responsabilité familiale dans l’équipement précoce et l’absence de maîtrise des usages n’est évoquée, même s’il est vrai que de nombreux parents, victimes de notre société de consommation, pensent désormais bien faire en équipant leurs enfants, mais surtout du fait du numérisme institutionnel : le ministère ne promeut-il les tablettes comme nouveaux outils d'apprentissage ? L'Académie des sciences n'a-t-elle pas vanté leur utilisation dès l'âge de six mois ? Certains syndicats enseignants (comme le SE-Unsa), opposés à tout filtrage d'Internet dans les établissements, ne défendent-ils pas le BYOD (que chaque élève apporte et utilise son téléphone en classe) ?

L’étude de l’AFEV donne pourtant un exemple simple de l’importance de la responsabilité des parents :

« Seuls 20% des collégiens dont les parents limitent le temps d’utilisation regardent leur équipement tard le soir (après 21h). »

Une urgence éducative

« Le numérique a envahi nos pratiques culturelles, sociales, professionnelles, familiales. Nos usages du numérique redéfinissent notre rapport au temps, à l'espace, aux savoirs, aux autres… »

Quelle est cette abdication sidérante, qui confond de surcroît enfants et adultes ? L’environnement numérique, le rapport au temps, c’est celui que les parents décident pour leurs enfants. Le paradoxe avec l’école numérique moderne, c’est que même les parents attentifs à ne pas les exposer déraisonnablement aux écrans se voient imposer une tablette pour leur enfant.

En quoi l’école permettrait-elle de mieux appréhender des contenus non scolaires, voire inadaptés à de jeunes enfants ? Comment pourrait-elle résoudre le problème d’une exposition prématurée, excessive et à des horaires tardifs aux écrans connectés ?

Selon une enquête (menée en 2014 par… l’AFEV, qui s’en indignait alors), « les enfants scolarisés en secteur d’éducation prioritaire ont pour 63% d’entre eux la télévision dans leur chambre, contre 27,5% des autres enfants. Là encore, ceux qui ont la télévision dans leur chambre se couchent beaucoup plus tard : 53% après 22h, contre 25%. »7

C’est tout le paradoxe : aujourd’hui, c’est la possession qui défavorise. Le vrai « capital social familial », c'est de savoir mettre ses enfants à distance raisonnable des écrans. Voilà la nouvelle fracture numérique, que constate d’ailleurs l'AFEV sans s’en alarmer aucunement : « plus le niveau socio-économique des foyers est bas, plus il y a d’Internet et de connexion aux écrans notamment chez les enfants et les adolescents. »

L’enjeu pour lutter contre les inégalités, ce sont, par exemple, les smartphones confiés beaucoup trop précocement aux enfants ou bien les écrans dans les chambres d’enfant (sous toutes leurs formes : consoles, télévision, ordinateur, tablettes, smartphones). Les médecins nous avertissent :« Les familles les plus défavorisées sont celles où les enfants accumulent les plus grosses dettes de sommeil. » 8

Dans une « société numérique qui nous irrigue et nous transforme déjà » (sic), l’AFEV veut donner aux élèves « du pouvoir d’agir numérique » (sic) aux élèves, sans jamais comprendre qu’une bonne formation générale y suffit largement, pour autant que celle-ci n’est pas mise en péril, précisément, par des usages numériques déréglés à la maison. Les compétences qu'apporte l'école n'ont aucunement besoin d'être numériques pour appréhender les contenus en ligne, ainsi que l’a montré un rapport de l’OCDE en 20159.

Au lieu de céder au numérisme et de promouvoir, sous la pression active des grands groupes technologiques intéressés par le marché scolaire, les monts et merveilles des tablettes à l’école, c’est dans une véritable campagne nationale de prévention que l’État (en s’appuyant sur des associations tout indiquées comme l’AFEV) doit s’engager pour rappeler les parents à leur responsabilité éducative, avec quelques principes simples, que l’AFEV formule d’ailleurs : « la maîtrise de la culture numérique, c’est savoir utiliser Internet, mais aussi savoir s’en protéger voire s’en passer. »

Mettre les enfants à un distance raisonnable des écrans, voilà l’urgence éducative.

Or l’AFEV, en occultant le rôle essentiel des parents et en accusant l’école de « vouloir désespérément rester en “mode avion” » (ce qui est par ailleurs faux), fait exactement le contraire.

@loysbonod


Notes

[1] AFEV, « Le numérique chez les collégiens scolarisés en réseau d’éducation prioritaire » (septembre 2016)/ La passation a été assurée par l’AFEV en mai-juin 2016 auprès de 548 collégiens de 6e et 5e scolarisés en réseau d’éducation prioritaire (REP). Les résultats ont été analysés par « Trajectoires » (groupe Reflex).

[2] Par exemple « Numérique : collégiens, vous êtes ultra-connectés ! » dans « L'Etudiant » du 20 septembre 2016.

[3] 23% des 11-14 ans en France restent éveillés ou se réveillent pour aller sur Internet la nuit selon l’enquête « Les 11-18 ans et les réseaux sociaux » de "Génération numérique" (janvier 2016).

[5] « France Culture », « Rue des écoles » du 25 septembre 2016 : « Education, quelles fractures numériques ? »

[6] AFEV, « Journée de refus de l’échec scolaire 2016 : le numérique contre l’échec scolaire » (20 septembre 2016). Voir dans le « Café pédagogique » du 21 septembre 2016 : « AFEV : Le numérique contre l'échec scolaire ? »

La journée était parrainée par Xavier de la Porte (spécialiste des cultures numériques à « France Culture ») et animée par Emmanuel Davidenkoff. Parmi les intervenants, aucun critique de l'école numérique mais des acteurs du numérique comme Thierry de Vulpillières (Microsoft France) ou Frédéric Bardeau (Simplon). Dans les partenaires, Bic, qui propose ses propres tablette éducatives.

[7] AFEV « Pratiques familiales et réussite éducative - Les inégalités entre enfants des quartiers de l'éducation prioritaire et enfants de quartiers du centre-ville » (septembre 2014). Le lien n'est plus actif : nouveau lien.

Voir aussi l’étude américaine « Common sense medias » conduite en mars 2015 sur 2.658 enfants américains de 8-18 ans. Le temps moyen d'écran est de 4h36 par jour pour les 8-12 ans : plus de 6h pour un tiers d’entre eux. Chez les 8-12 ans, les plus défavorisés sont 68% à avoir une télévision dans leur chambre contre 39% des plus favorisés.

[8] Dans « Libération » du 19 septembre 2016 : « Le sommeil des enfants, un enjeu politique » par Dalibor Frioux, Jean-Pierre Giordanella, Antoine Hardy et Damien Léger.

« Mal dormir entraîne des souffrances physiques, psychiques et sociales ainsi que des difficultés scolaires importantes. […] Cette nécessité est scientifiquement documentée. S’il n’y a pas de seuils absolus, les références sont, elles, très claires : jusqu’à 12 ans, un enfant devrait dormir onze heures par nuit. En primaire, cela signifie un coucher au plus tard à 20 h 30 pour un lever à 7 h 30 ! Qui respecte cela ? Pour les plus grands, le nombre d’heures décroît avec l’âge, mais demeure de dix heures par nuit entre 12 et 14 ans, et de neuf heures à 15 ans. Qui envoie son ado se coucher à 22 h 30 ? On sait que les enfants ont besoin de dormir et qu’ils ne dorment pas assez. Les classes sont pleines d’enfants qui baillent et d’adolescents aux yeux mi-clos. Dans le même temps, rien n’est entrepris en faveur de leur sommeil. »

[9] Voir notre analyse dans La Vie moderne : « École numérique » (26 septembre 2015)