Petite étude d'une tribune assassine

20161113« Les pédagogues ne sont pas des "assassins". » Mais qui sont-ils, au fait ?

Dans le tribune1 ainsi intitulée et signée par plusieurs personnalités du monde éducatif, de Philippe Meirieu à Florence Robine en passant par François Dubet, « les pédagogues » s'indignent – non sans raison − d’avoir été livrés à la vindicte publique de façon outrancière2.

Il n’en reste pas moins que cette tribune condamnant la polémique est, sous des dehors plus policés, tout aussi brutale.

Mais qui sont « les pédagogues » ?

Les sept auteurs de la tribune se désignent d’abord comme « les pédagogues »3. Comme s’ils représentaient à eux seuls tous les pédagogues, ou comme s’il n’existait qu’une et une seule pédagogie et non des choix pédagogiques (de plus en plus imposés aux enseignants d'ailleurs : le constructivisme, le socioconstructivisme, la pédagogie de projet, l’approche par compétences etc.). Choix pouvant et devant faire l’objet de critiques.

Pourquoi cette confiscation sémantique ? C'est simple : toute critique de choix pédagogiques devient ainsi… refus de la pédagogie elle-même. Pour le dire autrement, ceux qui critiquent « les pédagogues » ne peuvent pas être eux-mêmes des pédagogues !

Une telle confiscation est d’autant plus saisissante que « les pédagogues » de cette tribune sont des pédagogues… sans élèves. Ils ont tous ou presque exercé (ou exercent encore) des responsabilités institutionnelles4. Ils ont d’ailleurs inspiré, soutenu, mis en place les dernières réformes décidées contre la grande majorité… des pédagogues qui ont réellement des élèves5. La brutalité n’est pas seulement dans l’outrance verbale.

Ceux qui refusent de « mépriser les enseignants » sont ainsi les premiers à porter atteinte à la liberté pédagogique de ceux qu’ils prétendent défendre.

Le déclinisme comminatoire

A cette confiscation sémantique s’ajoute ensuite une caricature grossière : tout discours un tant soit peu lucide et critique sur l’évolution actuelle de l’école est assignée à une pensée réactionnaire que les auteurs de la tribune font remonter (« le procès n’est pas nouveau ») à un anti-dreyfusard du XIXe siècle.

Tout en promouvant une nécessaire « refondation de l’École », les auteurs fustigent chez leurs contradicteurs la « litanie de la déploration » et interdisent tout débat par psychologisation de l’adversaire (la nostalgie d’un « retour vers un âge d'or qui n'a jamais existé ») ou assignation de classe (« les élites imaginent que ce qui leur a si bien réussi doit réussir avec tout le monde »).

Les enseignants sont issus de toutes les classes sociales (un tiers sont même issus des catégories populaires6) et conscients des enjeux sociaux de l’école. Ils observent rationnellement, dans leurs classes, les difficultés grandissantes des élèves.

Derrière les sarcasmes, l’ambiguïté

La publication de cette tribune, qui ironise sur les sempiternelles inquiétudes orthographiques, a malheureusement coïncidé avec la publication d’une étude du ministère faisant état (parmi d’autres études sur d’autres compétences) d’une grave dégradation des compétences orthographiques des élèves depuis 19877.

Pas d’âge d’or mais une dégradation mesurable objectivement depuis 28 ans (presque deux fois plus d’erreurs en 2015 dans un petit texte simple à l’issue du primaire) et dont les auteurs de la tribune, parmi d’autres dégradations (la lecture, le calcul etc.), ont bien du mal à rendre compte : c’est à peine s’ils concèdent, au détour d’une phrase, que « l'école française ne va pas bien ». Doux euphémisme, se gardant bien de toute considération sur l’évolution de l’école.

Car toute l’ambiguïté de la tribune se résume dans ce renoncement : les élèves « tels qu'ils sont » aujourd’hui « n'ont pas la chance d'être conformes à un hypothétique idéal ». Entre le constat non formulé de la dégradation (des élèves moins compétents) et sa dénégation relativiste (« un hypothétique idéal » renvoyant à un niveau de compétences qui n’aurait jamais existé et ne pourrait donc jamais être retrouvé), ils accusent ceux qui auraient le tort de faire ce constat en toute lucidité… de « mépriser les élèves ».

Mais qui sont les déclinistes ?

Laissant entendre que des « générations d'élèves » n’auraient certainement pas été « privés de l'accès à la langue et aux savoirs », les auteurs de la tribune ne cherchent pas le moins du monde à expliquer les causes d’une grave dégradation qu’ils ne reconnaissent pas.

Et au lieu d’évoquer l’école de 1987, ils préfèrent évoquer un « âge d'or » nébuleux et lointain, faisant ainsi passer tout regard critique pour un passéisme réactionnaire, ennemi de la démocratisation scolaire. S’agissant des compétences les plus élémentaires à la sortie de l'école primaire, l’école de 1987 était pourtant plus efficace.

Mais le constat de cette dégradation objective reviendrait à mettre en cause l’éventuelle responsabilité, morale ou institutionnelle, de ceux qui en perpétuent encore aujourd'hui le déni et se proposent même, sans être des « assassins », de l’aggraver par leurs choix pédagogiques érigés en seul dogme progressiste.

Et si les vrais déclinistes étaient, quels qu'ils soient, les responsables du déclin de l'école ?

@loysbonod


Notes

[1] « Le Monde » du 9 novembre 2016 : « Les pédagogues ne sont pas des "assassins" » par Alain Boissinot, Viviane Bouysse, François Dubet, Roland Goigoux, Michel Lussault, Philippe Meirieu, Florence Robine.

A noter que la tribune en ligne a finalement adopté un autre titre : "Une réponse au livre de Carole Barjon : « Le mépris et l’ignorance ne servent pas le débat sur l’école »"

[2] Carole Barjon, Mais qui sont les assassins de l’école ? (2016). La rhétorique pamphlétaire choque moins quand l’école, et à travers elle des centaines de milliers d’enseignants, est crucifiée en place publique au nom du progressisme.

[3] La tribune du « Monde » indique même assez curieusement que la profession de Philippe Meirieu est « pédagogue ».

[4] En particulier à l’Inspection générale, à la DGESCO, à l’IFÉ (ex-INRP), au CSP etc.

[5] Tous les sondages et enquêtes ont montré l’opposition des enseignants à la mise en place autoritaire des rythmes scolaires et de la réforme du collège.

[6] Education & formations n°56 (avril-juin 2000) : « L’origine sociale des enseignants par sexe et niveau d’enseignement - Évolution entre 1964 et 1997 ».