Refondation, saison 3 : le jury citoyen

20141024La série qui tient en haleine toute la rue de Grenelle a entamé en septembre sa troisième saison. Au programme de la semaine : le jury citoyen.

La série qui tient en haleine toute la rue de Grenelle a entamé en septembre sa troisième saison. Au programme de la semaine : le jury citoyen.

« Refondation » est le relookage de la vieille série française « EducNat » qui traîne sur nos écrans depuis plusieurs décennies. Depuis trois ans, donc, nous suivons les tribulations de nos héros qui essayent de faire aussi bien que leurs prédécesseurs.

Cette année, pour relancer la série qui commençait à s'essouffler dans les histoires de rythmes scolaires, les scénaristes ont lancé une idée de génie : une grande conférence sur l'évaluation des élèves. L'épisode de la semaine tournait autour de la nomination du jury citoyen de cette grande conférence.

Le jury citoyen est un pitch que les scénaristes n'avaient pas encore utilisé. Un jury citoyen est un échantillon de la population, un panel, entre cinq et quelques dizaines de personnes, que l'on réunit pour traiter d'un problème précis, au sujet duquel on estime que les organes traditionnels de la démocratie représentative ne sont pas aptes à délibérer correctement. On pourrait organiser un référendum, mais si la question est complexe, le vote des citoyens incompétents fera rire tout le monde. Le jury citoyen est un genre de référendum organisé sur un petit échantillon de population, à qui on va offrir d'abord une formation accélérée.

C'est pour cette raison que dans la vraie vie, le panel est constitué par tirage au sort parmi une cohorte de plusieurs milliers de personnes. Dans certains cas, le tirage au sort se fait parmi une cohorte de volontaires. Dans d'autres cas, et l'on pense évidemment au jury d'assise1, le tirage au sort porte sur l'ensemble des citoyens de la circonscription. Le tirage au sort est censé donner sinon une image fidèle de ce que voterait l'ensemble du corps électoral, du moins la garantie de l'impartialité : la démocratie fait confiance à leur raison, aux points de vue croisés qu'ils expriment, pour que de leurs échanges naissent la meilleure solution, c'est-à-dire la moins mauvaise.

Le génie des scénaristes, cette semaine, a consisté à faire un jury citoyen sans tirage au sort : ce sont les héros de « refondation », ceux qui ont fait tout le succès des deux saisons précédentes, les héritiers des décennies passées, qui ont fait le choix du panel. On les connaît, ils se sont mitonnés un jury de rêve, un jury à leur image, un jury qui pense comme eux, un jury qui saura leur demander de prendre les décisions qu'ils appellent de leur vœux.

Il y a aussi les contributions en ligne. Ce sont des « simples citoyens », qui peuvent dire ce qu'ils pensent sur l'évaluation. On se demande pourquoi on leur demande leur avis sur l'évaluation, et pas sur la réforme des programmes, ou sur les rythmes scolaires. C'est un des mystères de la série, une des choses qui ne sera jamais expliquée. Parmi les « simples citoyens », il y a Jean-Michel Z. C'est un personnage secondaire très sympa. Il nous parle du livre qu'il a écrit sur l'évaluation. Sur son blog, Jean-Michel Z. dit du mal des gens qui disent du mal du jury citoyen. Jean-Michel Z. vient d'être nommé dans une sous-commission sur la réforme des programmes. C'est un « simple citoyen » qui ressemble quand même un peu à un cousin éloigné. Pourquoi faire un tirage au sort quand on a dans la famille tant de gens aussi dévoués ?

Dans une série française normale, ils auraient fait semblant de faire un tirage au sort, en le truquant par derrière en faveur des candidats de la famille. Cela aurait été évidemment un peu énorme, mais c'est le charme des séries françaises. On pense évidemment à l'épisode « Cocoe » de la trépidante série « UMP ».

Le coup de génie de la série « refondation », c'est d'avoir supprimé totalement toute opération aléatoire dans la constitution du jury. Si on y réfléchit, un jury citoyen constitué de citoyens sélectionnés sur dossier, ce n'est pas un jury citoyen, c'est juste un comité de réflexion comme un autre, ou bien un groupe de travail.

Vous pouvez vérifier2, dans jury citoyen, « sélection aléatoire », cela fait partie de la définition. Un jury citoyen sans tirage au sort, c'est comme un sandwich sans pain, ou une omelette sans œuf3. On se dit que personne ne va accepter cela, que tout le monde va rire. Non seulement cela passe, mais en réalité : personne ne le voit.

On savait bien qu'on ne serait pas déçu : cette grande conférence sur l'évaluation des élèves était déjà une trouvaille extraordinaire. L'embauche d'Étienne Klein en guest star était un coup de génie. Un autre coup de génie des scénaristes, ce sont les opposants traditionnels, ceux qui râlent tout le temps - ils sont un peu l'élément comique de la série : Neoprofs, Brighelli, La Vie moderne. Souvent, ils sont affutés, ils pigent vite. Leur problème, c'est qu'ils ont beau comprendre, ils n'ont aucun pouvoir, donc forcément, cela fait rire. Mais là, le plus drôle, c'est qu'ils n'ont pas encore compris ce qui se passait. Sur ce forum enseignant, par exemple, les piliers de bar discutent pour savoir s'ils auront le droit de noter entre 4 et 10. Ils n'ont absolument pas saisi qu'on est en train de leur cambrioler un des derniers trucs qui leur restaient, la liberté pédagogique.

Il y a le syndicat conservateur, aussi, qui demande le départ d'Étienne Klein, comme si les héros allaient le laisser partir comme cela. Les conservateurs, c'est un peu le comique du doux rêveur. Ils clament : « Nous invitons le président de ce jury, monsieur Étienne Klein, scientifique de haut niveau, à démissionner pour refuser, comme nous, de se prêter à cette mascarade ». Oui, les enseignants conservateurs, c'est un peu la baignade en dentelle au milieu des alligators.

Étienne Klein va-t-il démissionner comme ils le demandent ? Je ne pense pas que les scénaristes ont embauché son brushing juste pour un épisode, même si on n'est pas à l'abri d'une surprise (souvenez-vous, le départ de Hamon). Mais Étienne Klein colle tellement bien dans le scénario ! Dans une série, il faut des contrastes ; quoi de mieux qu'un grand scientifique pour faire sentir le niveau de la refondation ? On attend en particulier le moment où notre physicien des particules va discuter statistiques avec l'inventeur de la constante macabre4. De toute façon, la démission d'Étienne Klein ne changerait pas grand chose, au contraire : elle laisserait croire que le jury est torpillé, et Boum, à la place de Étienne Klein, c’est la vice-présidente qui prend sa place, le « Café pédagogique » salue, et tout le monde est content.

C'est d'ailleurs là le principe de la série, on pourrait appeler cela le tragi-tragique : même quand il y a une bonne nouvelle, on sait qu'en fait, c'est une mauvaise nouvelle. Pas de suspens, me direz-vous, mais en fait, si : on ne sait jamais jusqu'à quel point cette nouvelle est mauvaise, et même quand on le sait, on sait aussi que dans un épisode prochain, on découvrira qu'en réalité elle était pire.

 


1. Douze hommes en colère (Twelve angry men), est sans doute l'affirmation la plus vive de la capacité délibérative du jury d'assise et de l'éthos démocratique que dans le même temps il réclame et suscite. Souvenirs de la cour d’assises, André Gide, 1914, en est le contrepoint pessimiste.

2. Le numéro d’août/septembre 2011 de la revue "Esprit" consacre un dossier à l’utilisation du tirage au sort en politique, des qualités démocratiques qu'il comporte, et des usages auxquels il peut servir. Un encadré, disponible en ligne, décrit un exemple de jury citoyen en Allemagne. En France, le jury composé pour la « conférence des citoyens sur la fin de vie », en 2013, avait été obtenu par tirage au sort (« Fin de vie : comment fonctionne la conférence de citoyens » dans « Le Monde » du 4 décembre 2013).

3. Quels que soient les projets que nourrit la haute administration de l’Éducation Nationale quant à l'évaluation des élèves, le passage par un jury citoyen ne laisse pas d'étonner. Quelle autre interprétation en donner sinon que cette haute administration est consciente de son déficit de légitimité, déficit qu'elle tente de pallier par cette curieuse manipulation ?

4. André Antibi.