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La linguistique, le progressisme et la norme
- Loys
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C'est faux : pour le bon usage , l'Académie indique qu'"aucune exception" n'est tolérée quand le sujet doit être inversé (en opposant "Quelle heure est-il ?" et "Quelle heure il est ?", qui relève du registre familier en effet) mais n'oppose pas l'inversion du sujet à la locution "est-ce que", référencée dans la 9e édition du dictionnaire de l'Académie, consultable en ligne ( article "être" ) : "Locution qui peut se substituer à l’inversion du sujet."Laélia Véron écrit: La question que l'on peut se poser c'est est-ce que ces deux dernières possibilités sont correctes puisque l'Académie nous dit à présent que pour exprimer une interrogation il faut absolument avoir l'inversion sujet-verbe. Cette règle ne souffre, je cite "Aucune exception".
L'interdiction de "est-ce que" par l'Académie, cible régulière de Laélia Véron, est donc imaginaire : son intervention pour le compte du médiateur des antennes de "Radio France" s'en trouve en grande partie dépourvue de sens.
A noter, au passage, que l'Académie signale l'absence d'inversion comme le signe d'une "langue orale, plus relâchée" ( "Interrogative directe sans inversion : Vous allez où ?" )
Par ailleurs, en présentant les trois possibilités pour exprimer l'interrogation (que l'on peut rencontrer dans n'importe quel manuel scolaire), Laélia Véron ne fait aucune référence au registre de langue qui est attaché à chacune d'elle. Le choix de l'exemple trahit cette absence de prise en compte, pourtant essentielle dans le cas qui nous occupe : "Tu viens à la fac demain ?" (tutoiement, apocope "fac") relève évidemment du registre familier, qui rend ridicule - pour la même phrase - le registre soutenu ("Viendras-tu à la faculté demain ?").
La question posée par les auditeurs de "Radio France" concerne l'expression dans les grandes chaînes radio publiques, dans lesquelles on peut, en effet, attendre un effort d'expression : il s'agit de savoir, concernant l'interrogation, si le registre courant y a sa place, dans la question suivante, par exemple : "Est-ce que le gouvernement doit céder ?" vs "Le gouvernement doit-il céder ?"
Mais, au lieu de s'appuyer - comme il aurait été logique - sur le constat d'un registre courant tendant à remplacer un registre soutenu dans les prises des parole institutionnelles (y compris au plus haut niveau politique), Laélia Véron justifie l'emploi de "est-ce que" par certains cas spécifiques bien artificiels de première personne ("cours-je ?", "peins-je ?") ou de passé simple ("furent-ce ses dernières paroles ?") relevant bien peu de l'oralité.
Un exemple pris ("Sont mes amis partis ?") laisse même perplexe puisqu'il impose naturellement... une inversion complexe ("Mes amis sont-ils partis ?"), phénomène linguistique que Laélia Véron ne semble pas connaître ! Glissant de "est-ce que" à "qui est-ce que/qui" (reprise qu pronom), elle s'appuie sur son ignorance de ce phénomène pour indiquer un cas d’ambiguïté de l'inversion du sujet... qui ne peut pas exister : "Qui aime Jean ?". Dans ce cas précis, en effet, l'inversion du sujet ("Qui Jean aime-t-il ?") permet précisément d'éviter toute ambiguïté en évitant la lourdeur de "Qui est-ce qui aime Jean ?"/"Qui est-ce que Jean aime ?"
Laélia Véron justifie l'emploi de "est-ce que" par l'existence de cet emploi... au XIIe siècle (ce qui demanderait à être vérifié et pas seulement à titre d’occurrence mais d'usage), comme si l'usage actuel devait se conformer à l'usage du Moyen Âge ! Pour un peu, ce progressisme s'apparenterait à un curieux conservatisme.
Ces exemples - artificiels ou fautifs - sont pour Laélia Véron, avec une justification historique, la preuve que la tournure "est-ce que" n'est pas la marque d'"un langage très relâché" mais d'une intelligence de la langue : encore une fois, l'adjectif "relâché" évite soigneusement de distinguer les registres courant ou familier. En dehors de quelques cas rares où ils peuvent naturellement être préférés, les emplois de "est-ce que" ou "qui est-ce que" ou "qu'est-ce que" permettent essentiellement de supprimer l'inversion du sujet au prix d'un alourdissement de l'expression, peu souhaitable à la radio...
A ce sujet, la formulation utilisée par Laélia Véron au début de son intervention ("La question que l'on peut se poser c'est est-ce que..." au lieu de "La question que l'on peut se poser est de savoir si...") montre que l'interrogation indirecte est également de moins en moins maîtrisée à l'oral, comme les enseignants peuvent le constater dans les écrits de leurs élèves. Est-ce également une marque de l'intelligence de la langue ?
En effet, on "retrouve" la locution "est-ce que" dans les écrits de Bossuet, Proust, Pascal, mais ces emplois, par ailleurs marginaux, marquent souvent l'oralité dans les dialogues, chez Proust par exemple avec les Verdurin, ou se trouvent justifiés par des raisons littéraires spécifiques : ainsi, dans le vers pris en exemple "Qui peut vous inspirer une haine si forte ? / Est-ce que de Baal le zèle vous transporte ?" (Athalie, III, 3), la rime de "forte" avec "transporte" interdit l'inversion du sujet ("transporte-t-elle"). Au passage, on note précisément que l'interrogation dans le premier vers n'est pas "Qui est-ce qui peut vous inspirer une haine si forte"...
Dans cette cauda in venenum à l'égard de l'Académie, Laélia Véron se ridiculise enfin quelque peu en transformant - justement parce qu'elle ne prononce pas le -e de "est-ce que" - un alexandrin de Racine en décasyllabe : "Est-c' que de B'al/ le zèle vous transporte ?"...
Méconnaissance du Dictionnaire de l'Académie, des registres de langue, de l'inversion complexe, de la versification élémentaire : il y a quelque chose de singulier à voir ces linguistes iconoclastes devenir des références médiatiques et se faire fort de déconstruire la norme sans même en maîtriser les éléments les plus simples.
Laélia Véron, comme bien d'autres linguistes, combat la norme (ici académique, et donc réactionnaire) mais, au-delà de son simplisme, un tel combat censément "progressiste" est en soi problématique. Les linguistes n'ont effectivement pas un rôle normatif : leur rôle vis à vis de la langue doit être essentiellement descriptif (décrire comment la langue est effectivement employée, en dehors de toute autre considération). Mais il est paradoxal de voir que les interventions médiatiques de tels linguistes sont systématiquement normatives : il s'agit ici de critiquer la norme... pour la transformer. On se souvient que ce sont des linguistes qui ont voulu imposer les rectifications orthographiques de 1990, lesquelles depuis trente ans, ne sont pour la plupart pas entrées dans l'usage.
Édition du 21/06/20 : Laélia Véron revient sur ses déclarations et tente de récuser un point particulier.
"Vision simpliste" des registres de langues... qui ne mérite donc pas d'être mentionnée alors que c'est le nœud du problème. Les considérations sur la justification de l'existence de la tournure "est-ce que" sont, elles, hors-sujet...Longtemps après, précision sur les sources : pour faire ces vidéos, je m'appuie beaucoup sur la grammaire de Grevisse, qui est vraiment très utile aussi bien pour débusquer les incohérences de l'académie (qui n'est même pas cohérente dans ses prescriptions) que pour se détacher d'une vision simpliste des niveaux de langue sur ce type de tournures (en étudiant les différentes prescriptions des différentes grammaires, les usages littéraires, etc).
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